S. Kracauer: L’histoire. Des avant-dernières choses

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Titel
L’histoire. Des avant-dernières choses


Autor(en)
Kracauer, Siegfried
Erschienen
Paris 2006: Éditions Stock
Anzahl Seiten
366 p.
Preis
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Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Bertrand Muller, Institut de recherches interdisciplinaires, Universite de Lausanne

La lecture du dernier livre de Siegfried Kracauer qui vient d’être traduit en français est une expérience étrange et fascinante. Ecrit en anglais et resté inachevé, le livre, méconnu, a paru il y a plus de trente ans et pourtant ses propos font écho à des débats en cours parmi les historiens. Son auteur, connu surtout pour être un critique et théoricien du cinéma et de la photographie, n’est pas historien. L’un de ses livres les plus connus Le cinéma allemand de Caligari à Hitler. Une histoire psychologique du peuple allemand a paru en français dans la collection «Théorie et histoire du cinéma» dirigée par Freddy Buache il y a plus de trente ans également. S. Kracauer fut dans les années vingt un intellectuel important de la République de Weimar. Elève de Simmel, proche de l’Ecole de Francfort, il était alors journaliste et critique à la Frankfurter Zeitung. Contraint à l’exil à l’arrivée d’Hitler au pouvoir, il se trouvera dans une situation précaire en France d’abord, puis aux Etats-Unis.

Outre ses travaux nombreux sur les médias visuels, on lui doit aussi des études pionnières sur Les employés (1930), Le roman policier (1922–1925), ou encore sur les milieux culturels du Second Empire (Jacques Offenbach ou le Secret du Second Empire, 1937), ou encore des essais et deux romans autobiographiques. Ecrite sous la nécessité de «réhabiliter des visées et des modes d’existence qui n’ont pas encore reçu de nom et restent de ce fait ignorés ou mal compris» (p. 57), son oeuvre est profondément marquée par l’exterritorialité non choisie et une précarité dont il a fait le principe de sa vie. Ainsi en est-il de l’histoire. Son intérêt pour l’histoire a été tardif, son regard sur la discipline manifeste à la fois une surprenante familiarité et une étrange distance qui n’est nullement le regard de surplomb porté habituellement par les philosophes ou les épistémologues ni le regard myope porté sur les traditions historiographiques nationales.

En apparence, le livre reprend des problèmes débattus parfois depuis longtempssur la scientificité, la réalité historique, les rapports passé/présent, l’articulation du particulier et du général, le temps, l’écriture. Mais ces questions sont développées ici dans une perspective qui fait singulièrement écho à des discussions actuelles sur le lieu propre de l’histoire, l’historicité, la micro-histoire, notamment; elles s’inscrivent surtout dans une perspective qui leur donne un éclairage particulier et perspicace: la photographie dont il note le développement parallèle avec l’histoire depuis le XIXe siècle.

Le fil conducteur s’organise autour d’une discussion critique des thèses de l’historisme (notamment Croce et Collingwood) et de l’histoire science et dans une confrontation de l’histoire émancipée «timidement pour ainsi dire, de la domination de la spéculation métaphysique et du dogme théologique». Mais l’histoire doit encore s’affranchir de l’empreinte de la science et surtout de la philosophie, ce royaume des dernières choses. Ni science «naturelle» ni littérature, l’histoire relève d’un «domaine intermédiaire» que S. Kracauer désigne comme une «antichambre», espace propre des «avant dernières choses» qui la distingue de la philosophie préoccupée elle des dernières choses. Cet espace qui constitue l’univers historique demeure un espace ouvert et infini, rempli de contingences, d’indéterminations, d’incertitudes. Le Lebenswelt en fait. Espace dans lequel l’historien aura pour tâche de tracer des chemins, de constituer des éléments d’intelligibilité, en se maintenant à la bonne distance et à bonne hauteur, s’efforçant de maintenir un juste équilibre entre une posture réaliste (la description des faits) et une posture formaliste (la compréhension et l’explication). Kracauer ne cache pas ses préférences pour les périodes encore instables, en formation, non pas les origines, mais les naissances. L’histoire est un voyage dans le passé, – les grands historiens, note Kracauer, ont été des expatriés – duquel l’historien ne revient jamais tout à fait le même. Chercheur en «voyage à l’étranger», il déambule dans deux temps: le sien, celui de son objet d’étude. La connaissance historique est un dépaysement, elle exige de l’historien une distanciation, un effacement de soi, ce qu’il appelle aussi une «passivité active». Cette posture de recherche et de découverte exige un effacement de soi, un «moi mobile», une identité en «état liquide». Autant que de considérations philosophiques, le cheminement de Kracauer se nourrit de conversations avec les romanciers: Tolstoï et Proust surtout. De l’expérience photographique surtout. La photo, c’est idéalement, un point de vue, une perspective et une distance sur la réalité. Le cadrage, le choix des détails, de la focale sont autant de moyens et de contraintes de mettre en évidence la réalité telle qu’elle est saisie, par un instrument, la caméra-réalité, qui découpe un champ et laisse un hors-champ. L’univers historique n’est pas un espace homogène, il peut être soumis à deux perspectives polaires et en grande partie inconciliables: microscopique, qui privilégie le gros plan, le détail, l’information, et le macroscopique qui ouvre la prise de vue sur une réalité qui est aussi d’un autre ordre. Si on retrouve bien là des débats et des questions soulevées par la microstoria ou l’Alltagsgeschichte, on se gardera d’en attribuer la paternité à Kracauer qui nous en présente des articulations suggestives.

La distance fait l’objet et donne accès à une réalité particulière qui est bougée par une modification de focale. Micro et macro sont des démarches légitimes mais d’un autre ordre, en partie incompatibles et incommensurables, parce que l’univers historique n’est pas un espace homogène. Deux principes gèrent la difficile circu lation entre ces espaces: la loi de perspective qui permet précisément de régler la relation entre l’angle et la distance, et la loi des niveaux, qui articule les rapports du singulier au général. Ces principes rendent compte aussi des différences sur l’intelligibilité des récits historiques: ce que l’historien gagne en ampleur en accroissant l’angle de vue, il le perd en informations et en détails que lui donne le gros plan. A l’antinomie du gros plan et du plan d’ensemble, Kracauer ajoute également une antinomie temporelle qui se joue, sans solution, entre la période et la chronologie. La première englobant des événements simultanés crée l’illusion de la contemporanéité et la seconde, enchaînant la succession des dates, celle de la continuité, l’une et l’autre, pourtant irréductibles, organisant le temps comme un flux massif, homogène, le processus historique comme un développement. Aussi perspicaces que soient ses remarques à cet égard, Kracauer ne semble pas avoir connu les travaux de F. Braudel sur la durée, et malgré sa fascination pour Proust qu’il mobilise beaucoup sur ce thème, il n’a pas intégré le temps de la mémoire ni celui de la tradition.

S. Kracauer demeure profondément sceptique à l’égard de l’idée d’un progrès de la connaissance et méfiant envers les histoires générales ou universelles, qui ne sont pour lui que des réminiscences théologiques, métaphysiques ou idéologiques. Que l’on ne s’y méprenne pas cependant! S. Kracauer n’est pas un relativiste, il ne fait aucun compromis avec le relativisme. Mais avec lui la relativité historique devient un «problème embarrassant», la généralisation de ce qu’il appelle des «idées historiques», un problème de degré. Le livre est demeuré inachevé, livrefragment donc, confidences pudiques aussi, d’un intellectuel pour qui l’histoire demeure une expérience de l’interstice, de la découverte, du surgissement, qui peut se donner comme objet de «fonder une tradition des causes perdues, donner un nom à ce qui était innomé» (p. 293). S. Kracauer n’est pas relativiste mais certainement un pessimiste actif.

Simultanément paraissent également les actes d’un colloque organisé par Philippe Despoix et Peter Schöttler (Siegfried Kracauer, penseur de l’histoire, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, Les presses de l’Université de Laval, 2006). Dialogue entre historiens, philosophes, littéraires et spécialistes du cinéma, l’ouvrage, dans une douzaine de contributions, propose des lectures croisées stimulantes autour d’un ouvrage qui mérite assurément mieux que la réception souterraine qui avait été la sienne lors de sa première parution.

Citation:
Bertrand Muller: Compte rendu de: Siegfried Kracauer: L’histoire. Des avant-dernières choses. Traduction de l’anglais par Claude Orsoni, édité par Nia Perivolaropoulou et Philippe Despoix. Paris, Stock (Un ordre d’idées), 2006. Première publication dans: Revue suisse d’histoire, Vol. 56 Nr. 4, 2006, pages 503-505.

Redaktion
Veröffentlicht am
20.01.2012
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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